Osukateï - l'Âme de l'Arbre-Mère

Le Seigneur de la Branche

Chapitre 1

Ces souvenirs qui ne m'appartiennent pas

J’ignore comment les historiens futurs me jugeront. Me verront-ils comme un despote, un tyran sanguinaire, une folle qui renversa le monde ? Ou bien mes actes auront-ils une telle portée qu’ils rachèteront mes crimes à eux seuls ? Une chose est certaine, mon nom est gravé si profondément dans le bois de la déesse qu’une éternité serait insuffisante pour l’en effacer.

Pour comprendre mon règne, il faut prendre mon histoire à son commencement. Les vingt premières années de mon existence dessinèrent une trame qui toujours guida mes choix. Des choix qui bouleversèrent la vie de l’Arbre-Mère.

Comme tous les enfants, mes premières réminiscences datent de mes quatre ans. Ce qui précède n’est qu’images fantasmées où je suis spectatrice de ma propre vie. Je ne connais cette époque que par le biais des ragots de vieilles servantes, des veillées funèbres où l’on ressasse les grandes heures du défunt, et des témoignages que je parvins à glaner de-ci, de-là.

Je suis née un soir d’automne, le jour où la lune traverse la seule fenêtre de ciel de Palwite, trouée au milieu des feuillages de la canopée. Un bras d’argent aurait illuminé la nuit durant la pièce où ma mère œuvrait, baignant les lieux d’une lumière d’airain qui apaisait l’angoisse du moment. Cette atmosphère enchanteresse inspira mon nom à ma mère tout juste délivrée : Luwise, lune d’argent.

Celui de mon frère jumeau, en revanche, fut décidé par mon père, Särise. Il avait en effet bien plus de chance de devenir son héritier, les mâles forts étant souvent favorisés lors de la libération du miellat. Särise souhaitait s’attirer les grâces de la providence en choisissant pour mon frère un nom annonciateur d’un grand souverain. Ainsi fut-il nommé Inasu, à côté du soleil. S’il est certain qu’il s’appropria son fils dès son premier cri, il était cependant d’usage à cette époque que le prénom des filles soit donné par la mère et celui des garçons, par son époux.

L’on raconte que mon père fut joyeux et exubérant dans sa jeunesse, puisant une énergie infinie dans le regard de son aimée. Lors d’une campagne militaire, un Seigneur rival et pourtant allié, lui annonça que ma mère se mourait en son château. Oubliant ses devoirs, il délégua le commandement à son premier officier et revint sur l’heure en ses terres où il retrouva sa dulcinée en parfaite santé. Loin d’en vouloir au moqueur, il alla jusqu’à le remercier de sa plaisanterie ; plaisanterie qui ne plut guère à leur suzerain commun. Le Seigneur farceur fut décapité après un procès sommaire.

Quel que fût mon père jadis, c’est un visage que je ne connus jamais. L’accouchement de ma mère se déroula mal et l’affaiblit durablement. Son lait s’empoisonna au point que mon frère manqua de s’éteindre avant la fin de son premier mois. Nous fûmes confiés à une nourrice au bout de deux semaines. Ma mère vécut très mal cette rupture précoce. Sentait-elle les prémices d’une séparation plus radicale encore ? Sa santé vacillante lui interdisait de prodiguer autant d’amour qu’elle aurait souhaité, la fièvre la clouant au lit les trois quarts de la journée. Ses nuits n’étaient que succession de délires durant lesquels elle pleurait nos noms sans rien trouver d’autre à serrer que des draps trempés de sueur.

Elle s’éteignit peu à peu comme une bougie trop courte pour résister jusqu’à l’aurore. Elle mourut un matin de la première lune d’hiver, deux mois après notre naissance, et plus jamais mon père ne sourit. Ma mère s’appelait Litfër, elle avait dix-sept printemps.

Je le confesse sans honte, la chance m’a fait naître sous un toit hospitalier. J’ai souvent regretté de ne pas avoir connu ma mère, mais je n’en ai jamais souffert. Je grandis entourée de dorures et de soieries qui enveloppèrent ma jeune existence d’un cocon protecteur.

Je suis la fille de Särise Sofunada, Seigneur de Palwite, cité de la Neuvième Branche de l’Est. À ce titre, on s’agenouillait devant moi avant mon premier pas, on louait mes mérites avant d’avoir prononcé mon premier mot, je passais mon temps à dormir qu’un garde veillait déjà sur mon repos.

Le jour de ma naissance, mon père nous présenta à la cour, mon frère et moi, comme le plus beau des trésors. Les aristocrates défilèrent et s’inclinèrent devant les princes du royaume, deux nouvelles gemmes sur la couronne du roi.

— Regardez ce garçon ! Il a la force de son père.

— Et cette petite fille ! Le charme de sa mère.

— Si vous observez de plus près, vous remarquerez la noblesse de leurs aïeux. 

Autant d’éloges intéressés auxquels Särise répondait par des formules convenues. Un ballet d’hypocrisies rythmé par une mélodie si souvent entendue. Les faux-semblants n’ôtaient en rien la portée de l’évènement pour notre petite cité, simple bourgade de la canopée ignorée du reste du monde.

Palwite était à l’époque un jeune territoire dont l’importance et la prospérité commençaient tout juste à intéresser les grandes cités du houppier. Mon père, le troisième Seigneur de Palwite, achevait sa quatrième année de règne lorsque mon frère et moi vîmes le jour. Notre arrivée arrangeait bien son affaire, effaçant pour un temps le prestige de son prédécesseur. Il est toujours difficile de succéder à un grand souverain décédé trop tôt. Särise poursuivit ses efforts durant des années pour se voir reconnaître les mérites qui lui étaient dus.

Pourtant, les honnêtes hommes concèdent que Palwite prospéra sous sa régence. Les terres arables gagnaient en épaisseur, l’humus se fortifiait et l’écorce de l’Arbre-Mère n’apparaissait désormais qu’en quelques lieux isolés. Bientôt, les végétaux pionniers, mousses et buissons rachitiques, ne se trouvèrent plus qu’aux marges orientales de la seigneurie, remplacés par d’élégantes futaies soigneusement taillées.

Le port grouillait d’effervescence. Des vaisseaux de tonnages moyens venaient s’arrimer aux éperons qui s’élançaient au-dessus du vide. Sur les quais grossissait une ville à part entière qui s’octroya le nom de Noïrode, la jeune entrée, par où arrivaient voyageurs et marchandises. Les habitations jouxtaient la capitale si bien que l’on ne savait où commençait Noïrode et où s’achevait Palwite. Le commerce était florissant, marchands et artisans ne s’y trompaient pas : ils le devaient à la bonne gestion de mon père à qui il convenait de renouveler leur allégeance.

Les représentants des différentes guildes défilèrent devant le couple royal pour le féliciter de l’heureuse nouvelle. Nous dormions dans notre couffin et n’eûmes pas à supporter les grimaces extatiques des bourgeoises venues admirer les joyaux emmitouflés dans de riches fourrures.

Les chamans seigneuriaux arrivèrent ensuite. Les sorciers avaient pour tâche de suivre l’évolution de la Branche et de conseiller le souverain sur la politique à tenir pour prendre soin du rameau. Le Gardien, responsable des chamans du palais, prit la parole au nom de ses pairs.

— Särise-tame, soyez assuré qu’Okateï observe et approuve vos actes. Ces naissances sont une bénédiction pour votre maison. Élevez-les dans le respect de l’Arbre-Mère et celle-ci sera comblée.

— Je m’y attacherai. Y a-t-il de nouveaux présages sur la croissance du houppier ?

— Non, mon roi. Palwite ne connaîtra pas de bouleversement dans les années à venir. Je parle au nom de la Plante, je ne me hasarderai pas à anticiper l’inconstance des hommes. 

Cette prudence attira des sarcasmes injustifiés : le devin s’en tenait à son rôle. Tel un médecin qui ausculterait un patient, il interrogeait la déesse sur sa santé présente. Les affaires humaines n’entraient pas en ligne de compte.

La question de Särise revenait régulièrement. La Branche n’avait guère grossi aux abords de Palwite malgré les années. Un rétrécissement qu’enserrait la citadelle donnait à la région son aspect si caractéristique. Mille toises séparaient les deux rives, espace occupé par le château et la ville qui s’étalait sans vergogne à ses pieds. Les chamans ne parvinrent jamais à expliquer ce retard de croissance. Un navire voguant depuis des jours entre les Branches et les rameaux immatures dépourvus d’installations humaines, espace aérien que l’on nommait la mer d’éther ou l’océan des vents, découvrait avec soulagement ces côtes découpées. Les marins les décrivaient comme une guêpe au torse effilé et à l’abdomen boursouflé : une proéminence d’une vingtaine de toises de haut dominait la région en amont du nœud. Cette image se retrouvait sur notre blason, un frelon aux ailes en chevron.

À cette époque, le domaine recelait de multiples atouts. Située à l’extrémité du rameau, protégée par une place forte de premier plan, enrichie d’infrastructures de qualité à même d’assurer de nombreux échanges commerciaux, la cité constituait une porte de choix vers les îles aërs.

Le dernier à venir honorer les nouveaux parents était originaire de ces terres accrochées aux cieux. Il se nommait Nibe. Il s’agissait d’un Aërlyde Réprouvé, la caste méprisée des bannis. Ce détail attirait les railleries des courtisans, dissimulant mal l’agacement de certains.

Comme beaucoup de Fylides, mon père éprouvait un mélange de fascination et de haine pour ce peuple supérieur. Accueillir un Éthéré rejeté par les siens conciliait cette dualité. De par son statut de Seigneur, Särise n’avait pas à rougir devant ce paria dont l’origine lui garantissait encore un certain prestige, ou du moins une reconnaissance appréciable au sein de la société sylvestre.

— Lumière sur vous, Särise-tame. Puisse Okateï apporter bonheur à vos enfants.

— Ne sois pas si formel, mon ami, rétorqua Särise. Viens partager notre joie ! Je te veux à ma table pour le festin de ce soir.

— Votre attention me touche. Je ferai honneur à votre maison et dévaliserai chaque plat.

— Ha, ha ! Voilà ce que je voulais entendre. Nous en profiterons pour discuter de tes recherches, Monsieur le Bibliothécaire ! 

Särise accentua les syllabes pour donner au mot une tonalité précieuse.

Nibe était arrivé au château trois ans auparavant. Il avait débarqué d’une galère en provenance des Îles des Vents et s’était présenté au palais sans attendre. Mon père avait délaissé ses occupations pour accueillir cet Aërlyde qui le visitait à l’improviste. On ne faisait pas patienter un représentant du peuple aérien.

Särise eut l’impression d’avoir été roulé lorsqu’il apprit que l’étranger avait été déchu.

— Je me nomme Nibe de la caste des Réprouvés.

— Cette caste n’existe pas, releva un courtisan.

— Elle n’est certes pas reconnue par le Conseil, mais je corrigerai celui qui me désignera comme apatride. Je suis et je reste Aërlyde.

— Ne vous emportez pas, maître Nibe, temporisa Särise. Est-il permis de vous demander les raisons de votre bannissement ?

— Sachez simplement que je n’ai pas commis de crime de sang. 

Mon père examina l’étranger qui le fixait avec fierté.

— Votre âme est donc plus pure que la mienne, conclut-il.

— Seriez-vous un meurtrier, Särise-tame ? s’étonna Nibe.

— Comme beaucoup de guerriers. Revenons à notre conversation. Que venez-vous chercher à Palwite ?

— Un lieu où habiter. Je ne peux retourner sur les terres célestes sans y risquer ma vie.

— Certes. Mais pourquoi Palwite précisément ?

— Il s’agissait de la première escale du navire sur lequel je voyageais. 

Ce point était exact. Bien que mon père soupçonnât un inavouable motif, il s’accommoda de cette réponse.

— Comptez-vous vous installer en notre cité ?

— Avec votre permission, trancha Nibe.

— Je n’y vois pas d’inconvénient. Un hôte de votre marque ne saurait loger ailleurs qu’au château.

— Vous êtes trop bon. 

Nibe ne profita guère des largesses de mon père. Il passait davantage de temps dans la bibliothèque du palais que dans la chambre qui lui avait été donnée. Ce goût prononcé pour la littérature, quoiqu’habituel chez un Aërlyde, éveilla la curiosité de Särise.

Les deux hommes devinrent très proches. Si certains sujets restaient tabous, les langues se délièrent au fil des mois. Mon père me rapporta cet échange peu avant sa mort, à une époque où ces mots trouvaient leur signification à mes oreilles.

— Dis-moi Nibe, l’histoire fylide te passionne-t-elle au point de passer des nuits blanches dans les manuscrits ?

— L’union entre l’Arbre-Mère et le peuple sylvestre est en effet fascinante.

— Pourquoi ne pas aller à Idatanal, la plus grande ville de notre Branche ? Tu y trouverais des montagnes de documents.

— Qu’essayez-vous de me faire dire, Särise-tame ?

— Que cherches-tu dans ces lignes qui t’empêche de dormir ? 

Nibe jaugea mon père. Leur amitié avait grandi depuis leur première rencontre et Nibe considérait Särise comme digne de confiance. Était-ce suffisant pour aller plus loin ?

— Le passé renferme des indices pour comprendre le présent et agir sur l’avenir.

— Faut-il craindre l’avenir ?

— Mes juges ont considéré que non. 

Särise savait qu’il n’obtiendrait pas d’autres précisions. Il réfléchit un instant avant de proposer :

— La bibliothèque a besoin d’un gérant. Un homme pour qui ses ouvrages n’ont pas de secrets serait tout indiqué. 

Nibe fut officiellement nommé archiviste du palais, charge qu’il accomplit avec un professionnalisme irréprochable. Cette fonction lui offrit une place à la cour dans laquelle il se fondit sans difficulté.

Deux ans plus tard, il siégeait aux côtés du couple royal en tant qu’hôte d’honneur. Le château résonnait de rires et de chants. Les farandoles s’étiraient d’une aile à l’autre, happant nobles et serviteurs pour former une file où les marques de rang étaient proscrites. Särise buvait et frappait dans les mains, oubliant le temps d’un soir son statut de souverain. À sa droite, Litfër souriait faiblement, épuisement dû aux efforts des derniers jours avaient diagnostiqué les savants. Elle se coucha tôt, « pour border les bébés », précisa-t-elle. Elle s’éclipsa discrètement, soucieuse de ne pas gâcher la soirée.

Mufyl. Cette femme me fut arrachée dès mon sevrage, immédiatement remplacée par des dames de compagnie, certes dévouées et attentionnées, mais qui ne purent jamais ôter de mon cœur la seule que j’appelais maman.

Papa est un mot que je ne me souviens pas avoir un jour utilisé. À l’heure où je balbutiais à peine, j’étais comme orpheline. Mon père était en campagne au loin ou n’avait pas le temps de venir nous voir. Et si parfois, mon frère et moi avions le privilège de recevoir une visite paternelle, toute l’attention était réservée à Inasu. Oh, je ne peux pas dire que cela me contrariait. À cet âge, l’on ne se rend pas compte de ces choses. Mais je regrette d’avoir manqué de père durant mes six premières années.

À sa décharge, cette période terminait une longue série de guerres qui opposaient son suzerain Kawalië à son rival Seïosu. Kawalië était un Seigneur juste mais intraitable au sujet de la fidélité et du devoir. Mon père et lui se heurtaient parfois sur les obligations contradictoires envers son suzerain et Sa Seigneurie.

Ces rares insubordinations étaient palliées par les talents guerriers de mon père, tant au maniement des armes que pour la direction des troupes. Cette compétence résultait de l’expérience d’une douzaine d’années passées sur des champs de bataille.

Ce savoir, mon père le destinait à mon frère Inasu. Il était le garçon, il devait avoir la préférence d’Okateï au moment de la succession au trône. L’histoire ne fut pas écrite en ce sens. Un jour, la plume a dérapé.

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